Renée , une nouvelle Phèdre

D'emblée, Zola entend réécrire Phèdre, de Racine, raconter l'histoire d'une Phèdre moderne, transposer dans la société parisienne du Second Empire la tragédie de Phèdre, épouse de Thésée et amoureuse maudite de son beau-fils Hippolyte. Renée, épouse d'Aristide Saccard, devient l'amante de Maxime, fils d'un premier mariage de son mari : bafouée par les deux hommes - ce qui transpose la tragédie en drame du boulevard –, elle en meurt.

La Curée est un hypertexte de Phèdre, une transformation qui n'est ni un pastiche, ni une parodie, mais une adaptation, exploitant le motif (l'inceste), le système des personnages, la dynamique tragique, selon un autre code historique, social, idéologique, esthétique. À partir de là, les variantes deviennent nombreuses. Il n'en reste pas moins qu'une œuvre-source a fourni sa matrice structurelle entière à l'œuvre -cible. Dans ces conditions, on peut corriger la proposition théorique de Zola, en écrivant : « L'œuvre d'art est un coin de la nature vu »... à travers une autre œuvre d'art!

(...)une œuvre-matrice est mise elle-même en représentation dans l'œuvre qu'elle engendre : c'est le cas de Phèdre dans La Curée. Zola use alors d'un procédé de composition narrative ou dramatique dont on crédite parfois à tort André Gide pour son invention : la mise en abyme. Et il en use avec assez d'habileté pour en multiplier les variations, qu'il a prévues dès le dossier préparatoire du roman : « Décidément, c'est une nouvelle Phèdre que je vais faire » (BN, N.a.f., Ms 10282, f° 298).

Dans La Curée, en effet. Renée Saccard et Maxime, devenus amants, assistent un soir à la représentation de Phèdre. Et ils découvrent sur la scène des Italiens leur propre histoire (à ceci près que Phèdre, éprise d'Hippolyte. fils de son époux Thésée, ne sera jamais sa maîtresse...). Plus douloureusement, Renée assiste par anticipation à ce que lui promet sa propre destinée. Zola ne craint pas d'afficher ainsi, au cœur de son roman, le motif mythique et dramaturgique qui en est la source. Le roman joue avec lui-même et avec sa genèse. Le texte se regarde dans le miroir de son intertexte, qui est aussi son avant-texte, comme les personnages se découvrent et se dédoublent dans le miroir que leur tend le spectacle. Double mise en abyme, par là même : non seulement celle de l'intrigue et de ses personnages, mais aussi celle d'un motif qui court à travers tout le roman, celui du double, du double dans le miroir ; Renée devant sa glace, Renée devant Phèdre, Renée devant la prostituée du boulevard, Renée devant la poupée de son au ventre crevé, dans la demeure de l'île Saint-Louis ; tout est ici reflet, dédoublement équivoque. Zola a bien deviné le parti symbolique qu'il pouvait tirer d'un procédé qui pourrait sembler un simple clin d'œil ludique. Mais de plus il représente par là la société entière comme un théâtre, un jeu d'acteurs, une illusion, comique et tragique à la fois. Et il se donne l'élégance ironique de mettre à distance et de déconstruire sa profession de foi « naturaliste » : la vérité le se trouve pas dans la rue, mais sur scène. La réalité a toujours déjà été devancée par la fiction."
Extrait d'un article d'Henri Miterrand, spécialiste de Zola

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