Les thèmes du corps et de la sexualité dans Dévaste moi-
Photos du spectacle
Les thèmes
abordés dans le spectacle touchent de manière quasi systématique la question de
la sexualité. On ne s’en formalisera pas, c’est la vie ! L’esthétique de
Johanny Bert et le travail des costumes de Pétronille Salomé associés aux choix
d’orchestration du Delano traitent cette question avec insolence, humour et
subtilité. Des textes crus et engagés (Non, tu n’as pas de nom; Infidèle;
L’enceinte vierge) alternent avec des textes plus légers voire grivois
(Fais-moi mal Johnny; Le tango de la ménopause) qui abordent des sujets non
moins graves. Pas de nu, mais un ludisme assumé avec le déshabillé ou le
strip-tease. Les évocations souvent parodiques et drôles de la sexualité
s’amusent d’une esthétique décalée : Love to Love de Donna Summer sort de son
contexte érotico-pop pour jouer avec les codes vestimentaires du Music Hall.
Pour Masturbation blues, la combinaison noire et or est un écho parodique aux
costumes moulants à paillettes de James Brown ou de Mikael Jackson.
Paradoxalement les textes les plus crus sont assumés avec sobriété comme le
très dur et beau Non, tu n’as pas de nom de Anne Sylvestre. À ces moments précis,
le costume sait s’effacer. La vulgarité « artiste » de Gossip est gommée mais
la mélodie de L’enceinte vierge qu’Agnès Bihl interprète dans l’orchestration
originale sur une valse musette est réorchestrée par le Delano sur une tonalité
beaucoup plus grave.
Fais-moi
mal, Johnny aborde de façon drôle et décalée le même thème de la chanson qui
suit Classée sans suite. Le choix de coupler ces deux chansons accompagne le
spectateur et l’aide à accueillir des émotions plus complexes en lien avec la
difficulté des thèmes abordés.
Ainsi,
l’ensemble des signes dramaturgiques et des orchestrations se mettent au
service du corps de l’actrice qui chansigne de manière virtuose sur tous les
registres en mêlant, sans distinction ni jugement, fonctions hautes et basses
du corps. Le corps tragique côtoie les gestes sexuellement explicites dans une
recherche minutieuse d’expression de liberté.
Dévaste-moi explore
à la manière d’un kaléidoscope les représentations du corps et de l’être
féminin. Dans l’addition, l’ensemble des textes désignent - quel que soit le
registre, léger ou grave, parodique ou réaliste - tout ce qu’une société
contemporaine impose de manière archaïque aux femmes de tenir sous silence :
les règles, les douleurs de la grossesse ou la souffrance liée à son refus, la
ménopause mais aussi la jouissance, la masturbation, les projections
fantasmatiques morbides et inouïes, autant de domaines soumis à la loi du
silence y compris dans les arts et les littératures officielles.
À
l’unanimité, les textes disent qu’on n’a pas le droit de dire la douleur de
l’accouchement, l’humiliation de la domination masculine et de la violence
conjugale, la revendication de l’infidélité sexuelle (quand les hommes l’ont institutionnalisée
par la prostitution depuis l’antiquité). De même, si on a le droit de dire les
passions foudroyantes – parce que les clichés autorisent les femmes à être plus
sensibles - on raconte peu le désir comme pulsion d’autodestruction.
Madame rêve
mais en secret.
Carmen est
cagoulée, silhouette incendiée brisée de désir derrière un moucharabieh ou une
cagoule SM. Chaque chanson dit la soumission et sa revendication contraire,
l’émancipation et l’indépendance assumée jusqu’au délit. Surtout, l’ensemble
révèle une parole que les femmes elles-mêmes tiennent cachée. La singularité de
Dévaste-moi tient en ce qu’elle exprime toutes ces paroles mutiques à travers
le corps émancipé d’une actrice sourde.
Dévaste-moi,
un univers de signes qui déconstruisent les images stéréotypées de la chanteuse
Star. Ici nul corps idéalisé, fétichisé ou publicitaire. L’écart entre le
chansigne et le texte projeté, les choix de réorchestration du Delano qui
sortent les chansons de leur contexte original, l’environnement lumineux, les
costumes – tout cet ensemble qu’on nomme écriture de plateau – contribue à
extraire le tour de chant et son interprète des clichés féminins de la Diva.
Le jeu
d’Emmanuelle Laborit diffère radicalement des pratiques actuelles du jeu
d’acteur. Au théâtre, l’apparition du micro et de la vidéo a développé un type
de jeu cinématographique et réaliste. Il suffit par exemple de voir les acteurs
du Théâtre du Soleil jouer pour se rendre compte à quel point l’écart s’est
creusé entre le type de jeu actuel et l’engagement corporel et vocal complet
qu’on y pratique. Loin des figures de la pop et de la post-pop, le corps
gestuel d’Emmanuelle Laborit cherche l’expressivité et la vérité d’une parole
qui se révèle au fil des chansons.
Corps
citatif et ludique, corps sublime mais jamais sublimé, sujet mais jamais objet,
surtout pas idéal, encore moins idéalisé, corps parodique, tragique, comique,
libre, absolu et inconditionnel, il consacre non seulement le talent d’une
artiste complète mais surtout une Essence, une Figure de femme. Emmanuelle
n’est plus Emmanuelle, elle est ensemble toutes les Femmes.
Pour toutes
ces raisons, le spectacle dépasse la dimension d’une posture féministe. Il
échappe à sa tentation militante et son corrélat, la revendication. Loin de
faire la leçon, il exploite au contraire la sensibilité et l’arbitraire des
signes ; il ouvre non seulement la possibilité d’une mixité des publics
mais laisse à chacun la possibilité de lire en lui-même. La clé tient dans la
nature même du projet : toucher, effleurer, héler ce qui du féminin échappe,
échoue souvent dans le silence pour mettre dans la lumière son expression
secrète, le temps éphémère de la représentation.
Extraits d'un dossier sur le spectacle
Commentaires
Enregistrer un commentaire