Fable Le paysan du Danube de La Fontaine

Texte avec toutes les notes

Explication linéaire:
Notes sur « le paysan du Danube », septième fable du livre XI de La Fontaine.
Explication qui suit la structure du texte.
1er vers : morale explicite sous la forme d’une maxime au présent de vérité générale avec injonction "il ne faut". (Attention! une morale explicite peut en masquer d’autres à dégager de l’ensemble du texte.)Elle annonce le préjugé négatif  lié à son apparence dont souffre le personnage éponyme de la part du sénat romain.
Au début de la fable : mise en place d’une conversation du fabuliste avec son lecteur, création d’une complicité, d’une connivence par le rappel du traitement du même sujet dans une autre fable : Le Souriceau, le cochet et le chat ». La Fontaine évoque un lien avec son lecteur dans la durée : « Jadis », « à présent ». Complicité culturelle : « nous », »on connaît les premiers » : le lecteur connaît aussi Socrate, Esope et Marc-Aurèle, projection dans le texte d’un destinataire lettré.
En bon classique, La Fontaine s’abrite derrière des auteurs antiques et puisent ses exemples dans sa culture : arguments d’autorité : Socrate, philosophe qui pratique la maïeutique, l’art du questionnement, dont Platon reprend l’enseignement dans ses dialogues et qui avait la réputation d’être laid. Esope : fabuliste grec d’origine esclave. Marc Aurèle, empereur, philosophe du stoïcisme, présenté comme la source de l’anecdote du paysan germain.
La Fontaine présente le portrait par le présentatif « voici » et signale que la fable est un genre de la concision : « portrait en raccourci ».
Ligne 11 à 19 : portrait du « sauvage » : une apparence barbare et fruste marqué par une pilosité extrême comme le prouve le champ lexical du poil : barbe touffue, velu, sourcil épais, poil de chèvre », insistance sur une forme d’animalité. Comparaison avec un ours, un ours mal léché. (Nous découvrirons dans son discours que c’est la violence de la colonisation qui l’a réduit à aller « converser avec des ours » !) Vêtements tirés de la nature : ceinture de jonc, sayon de poil de chèvre.
+préjugé négatif lié à l’absence d’harmonie dans le visage : difformité physique qui signalerait une corruption morale : regard de travers et caché, nez tortu, grosse lèvre, interprété comme absence de franchise, de droiture et grossièreté.
Pourtant  délégué de son peuple, porteur d’une plainte sur les exactions commises par les Romains l19 à 21 présentés comme des prédateurs qui envahissent tout et se montrent violents. ( Nombreuses hyperboles)
Capable aussi d’éloquence puisqu’il prononce une « harangue » de plus de 60 vers et qui constitue le corps de la fable. Discours énergique, argumentation directe donc à l’intérieur de l’argumentation indirecte que constitue la fable. Il va donc falloir étudier la stratégie argumentative du paysan, ses arguments et ses procédés de persuasion ou de conviction. En fait véritable réquisitoire contre la colonisation. Le paysan va être capable de retourner les valeurs romaines contre la Romains colonisateurs en montrant que ceux qui croient apporter la civilisation, qui se prétendent civilisés bafouent leurs propres valeurs en Germanie et sont donc contre productifs. L’Autre, le barbare va faire la leçon aux Romains civilisateurs, une leçon d’humanité et de grandeur. Cependant loin de le punir, les Sénateurs vont le récompenser et reconnaître en lui des qualités romaines. La Fontaine fait du coup aussi dans cette fable l’éloge de l’éloquence et plaide peut-être pour son propre compte en réclamant plus de reconnaissance pour le talent du fabuliste même s’il est critique sur les travers du temps. ( Allusion peut-être à la colonisation française sous le règne de Louis XIV).
Structure du discours  et stratégie argumentative:
L’orateur fait preuve de piété( première des valeurs romaines) en se plaçant sous la protection des Dieux, en affirmant parler en leur nom et sous leur couvert :  cf immortels, conducteurs de ma langue ( argument d’autorité suprême)
Véritable prière : subjonctif, verbes de souhait.
Accusation indirecte d’impiété des Romains l23-25
Puis procédé de généralisation par le pronom indéfini « on » et le présent de généralité : « faute d’y recourir on viole leurs lois » + diérèse sur viol qui fait entendre la violence de la colonisation par des impies.
Effet de surprise pour l’auditoire de l’auto accusation très inattendue : « témoins nous… », en fait très habile : la colonisation et sa violence est présentée comme une punition divine ( punit, instrument de notre supplice) pour l’impiété des Germains, ce qui, d’une part, permet au paysan de minimiser les qualités guerrières des conquérants ( 2ème valeur romaine) et de préparer la menace d’un retournement des Dieux qui se vengeraient de l’impiété des Romains en faisant se révolter les Germains : « Rome est par nos forfaits, plus que par ses exploits/ instrument de notre supplice », l’antithèse minimise les qualités guerrières des Romains.
Le paysan utilise un ton prophétique «  Craignez, craignez par la répétition du verbe craindre à l’impératif, il les avertit d’un malheur, tente de leur faire peur de la « vengeance «  des dieux. En fait les vers cachent un syllogisme implicite : Si les Romains se comportent comme des impies, or c’est ce qu’ils font en Germanie, cf la suite du discours, alors eux aussi seront punis par les Dieux. Il essaie donc de leur faire peur en maniant l’avertissement qui déguise en fait une  menace. : ils pourront être l’instrument du supplice des romains cf « vengeance sévère du Ciel », parfois mélange de vocabulaire religieux antique et chrétien. Evoque le retournement de situation possible : champ lexical du changement : à votre tour.
Façon aussi de nier la supériorité militaire dont s’honore les Romains : vers 37 affirmation de l’égalité dans le domaine du courage et de la valeur guerrière.
Après avoir nié la valeur militaire des Romains, le paysan poursuit ses attaques à l’aide de questions rhétoriques pour remettre en cause la légitimité de la colonisation : vocabulaire de la valeur morale et du droit : « En quoi vous valez mieux que cent peuples divers ? Pas de légitimité morale à prétendre civiliser les autres, pas de « droit » à se décréter « maîtres du monde » et faiseurs d’ « esclaves », pour mieux convaincre du caractère illégitime de la mission civilisatrice des Romains, le paysan va faire un portrait idéalisé de la vie chez les siens : peuple qui mène « une innocente vie » ( sens étymologique : ne cherche pas à nuire »), « en paix » ( contraire aux valeurs belliqueuses des Romains) en harmonie avec la nature, peuple agreste qui cultive des champs féconds et fertiles ( cf « heureux » antéposé), habile de ses mains :» propres aux arts ».
Remise en question des apports de la colonisation, argument qui est souvent donné pour la justifier.
Les Germains ont des qualités innées : "adresse" et "courage" et leur échec militaire est expliqué par leur trop grande pureté, vertu puisque le paysan émet l’hypothèse  qu’ils ont perdu par manque de vices. : accusation implicite de violence et d’inhumanité des Romains.
A partir du vers 52 : description plus directe du comportement immoral des préteurs ( paysan suffisamment habile pour ne pas s’en prendre à tous les romains mais seulement aux préteurs en Germanie). Hyperbole maximale que de dire qu’on ne peut imaginer leur violence:  cf « n’entre qu’à peine en la pensée ». Reprise de la menace de la sanction divine, rappel du thème de l’impiété mais avec cette fois la mention d’une autre valeur romaine : le souci d’exemplarité. Les préteurs sont des contre exemples, plus que des exemples alors que Rome prétend avoir une mission civilisatrice. ( importance chez les Romains de l’exemple, du modèle de conduite à imiter cf par exemple dans Bérénice de Racine, le souci de Titus de devenir un empereur exemplaire). Le paysan met le sénat dans la posture de ce que voient les dieux, importance de donner à voir une image vertueuse, signe de piété. Mots qui décrivent les comportements des préteurs très forts : « objets d’horreurs, mépris des dieux et des temples, avidité, fureur » : dans l’Antiquité, la principale faute était de ne pas savoir tenir la mesure, d’être dans l’excès, dans la démesure, donc 4ème valeur morale bafouée par les Romains colonisateurs.
Tout cela explique pourquoi le paysan demande par deux fois d’être débarrassé d’eux : "retirez-les." Il va présenter un tableau pathétique de leurs actions et des conséquences qu’elles ont sur son peuple : excès d’exploitation qui aboutit à un épuisement du pays et des hommes. Accent de désespoir : destruction d’un pays prospère, politique de la table rase mise en place par les Germains : refus de collaborer, d’être esclave : plus de culture, abandon des villes, exil dans la montagne pour résister ( Vers 64 et 65), plus de désir de procréer : abandon "des compagnes", disparition de tout ce qui était civilisation, donc inverse des effets attendus de la colonisation, elle n’est pas civilisatrice mais destructrice. Rappel du thème de l’ours ironique.
Peuple dépressif : « découragés de mettre au jour des malheureux/ et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime », refus d’une acculturation qui détruit la valeur morale des Germains.
Génocide puisque refus d’enfanter, de se reproduire et même tentation de tuer les enfants qui sont déjà nés, extinction du peuple et de la culture. D’innocents qu’ils étaient, les Germains pourraient devenir criminels. Le paysan cherche à émouvoir son auditoire et y parvient. Ce qu’il dit fait écho pour nous aux réactions de beaucoup de peuples occupés, niés dans leurs valeurs et leurs cultures qui se sont laissé mourir. Dans cette partie du texte, il prononce un véritable réquisitoire sur les méfaits de la colonisation.
Son deuxième argument va reprendre la certitude que les Romains corrompus n’ont rien à apprendre aux Germains( le futur exprime une certitude), ils ne peuvent que corrompre les vertus des Germain : "molesse" à la place du "courage", vice à la place de la vertu et de la piété : crainte du mauvais exemple : "Les Germains comme eux deviendront gens de rapine."
Nouvelle étape dans l’argumentation quand le paysan utilise son expérience vécue depuis qu’il est à Rome : même à Rome la corruption règne : le bon droit n’est pas reconnu mais acheter, clientélisme : cf nouvelles questions oratoires. Force du témoignage vécu. Accusations plus graves car jusqu’ici le paysan avait pris soin de n’accuser que les préteurs en charge de la Germanie.
Lucidité sur le caractère provocateur de son discours, pas d’illusion sur le sort réservé, s’attend à la mort. Accompagne sa conclusion d’un geste théâtral et émouvant : « se couche »
Mais effet de surprise, coup de théâtre, il est récompensé : admiration des Romains pour sa grandeur : trois expressions valorisantes : « grand cœur, bon sens, éloquence ( 5ème valeur romaine : le talent oratoire) reconnaissance du paysan comme un vrai Romain :  trois récompenses : fait Patrice c’est-à-dire assimilé à un Romain, succès de sa requête : les préteurs sont remplacés par d’autres et son discours devient un exemple , un modèle de discours à étudier dans les écoles de rhétorique.
Eloge par La Fontaine de la capacité des Romains a reconnaître et leur tort et le talent de celui qui défend les mêmes valeurs qu’eux. «  Morale » implicite peut-être : demande de la part de la Fontaine d’une plus grande reconnaissance de son talent d’orateur et de fabuliste, de moins de censure et de plus de liberté. Le paysan serait alors une des multiples figures du fabuliste dans son œuvre.

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